MÉMOIRE, HISTOIRE, PARDON

PASTS, INC. E-Publication #1, Posted December 15, 2003

Un dialogue de Paul Ricoeur avec Sorin Antohi


Sorin Antohi:
Je vais commencer à rebours. Je vais d'abord vous poser quelques questions sur La Mémoire, l'histoire, l'oubli; nous allons partir de là pour atteindre d'autres questions, si vous le voulez bien. Il y a tout un monde dans ce livre, mais j'aimerais explorer avec vous tout premièrement le problème du pardon. La problématique du pardon est difficile à comprendre pour ceux qui n'ont pas une culture théologique; non pas seulement une culture morale, éthique, philosophique, mais du moins une sorte d'ouverture théologique. On vous a quelquefois mal compris; j'ai vu, par exemple, un monsieur vous reprocher que "votre" pardon est une forme d'oubli, une forme inacceptable d'amnistie qui veut dire un peu approuver rétrospectivement le mal qu'on a fait. Comment pourriez-vous expliquer le problème du pardon à quelqu'un qui ne soit pas croyant (chrétien, par exemple), à un esprit laïque?

Paul Ricoeur: D'abord, je vais souligner la place de ce problème dans mon livre. Il ne fait pas partie du livre. C'est un épilogue, qui m'a été demandé pour une question d'honnêteté intellectuelle. Le problème du rapport entre mémoire, histoire, oubli est entièrement bouclé sur lui-même à la fin du livre. Donc, il s'agit d'un épilogue. Deuxièmement, la question que pose le pardon  n'est pas celle de pardonner aux autres, mais de demander pardon. Donc, la première relation au pardon c'est  à celui que l'on demande. Et je pense à une réflexion de Jankélévitch - philosophe néoplatonicien d'origine juive - qui, méditant lui aussi sur le pardon, dit: "Ils ne nous ont même pas demandé pardon." Donc il avait bien vu que le problème du pardon c'est une demande que l'on fait aux autres. Autre réponse: ceux qui m'ont lu savent très bien que votre monsieur se trompe dans une telle question, parce que l'idée qui traverse le chapitre sur le pardon c'est qu'il est un acte personnel, d'une personne à une personne, et donc qu'il ne touche pas les institutions de justice. Et c'est précisément dans le chapitre sur le pardon que je parle de toutes les institutions de justice qui doivent être protégées, y compris dans le cas des crimes imprescriptibles. Comme il est dit au coeur de ce chapitre: "La justice doit passer". Vous permettez que je donne un exemple. Lorsque le Pape a été rendre visite à son aggresseur, dans sa prison, ils ont parlé personnellement. Nous n'avons aucune idée de ce qui a été dit, mais le pontife n'a jamais demandé qu'on suspende sa peine, et c'est l'État italien même qui l'a gracié. Le problème qui m'intéresse ici est la dialectique de l'amour et la justice. J'avais écrit  d'ailleurs un petit essai, publié en allemand et en français, sur L'Amour et la Justice; dans cette conférence faite à l'université de Tübingen, je montrais que l'idée de justice reposait essentiellement sur une relation d'équivalence. Le pardon repose sur une relation d'excès, de surabondance. Ce sont deux logiques différentes. D'où la question: la logique d'excès du pardon peut-elle pénétrer la logique d'équivalence de la justice? Oui, mais sur des points qui ne peuvent  être que symboliques. Par exemple, le geste du chancellier Willy Brandt en allant s'agenouiller à Varsovie au pied du monument en souvenir de la persécution des Juifs et du ghetto de Varsovie. C'est un geste symbolique, qui ne crée aucune institution, mais qui indique qu'un chemin en commun peut être percé dans le refus de reconnaissance mutuelle, qui empêche même la relation d'équivalence de s'exercer. Et j'ajoute qu'il y a toutes sortes de signes du pardon à l'intérieur des institutions de la justice, ne serait-ce que la considération due à l'accusé, qui est traité comme un égal qui a droit à la parole devant les tribunaux. Et ce mot de "considération" est pour moi de très grande importance. Parce qu'il y a dans l'idée de justice livrée à elle-même quelque chose de vindicatif qui a grande peine à se distinguer de la vengeance. Hegel en traite dans le passage de la Philosophie du droit sur la punition. Il montre comment la punition reste toujours prisonnière de la répétition de la vengeance, et il évoque à cette occasion la tragédie grecque. À cet égard le proverbe Summum jus, summa injuria reste toujours vrai: le summum du droit est aussi le summum de  l'injustice. Par conséquent, le monde de la justice doit toujours être humanisé. Dernière remarque: c'est dans les pages de l'Épilogue que vous trouverez la critique la plus virulente d'une institution admise par tout le monde, à savoir l'amnistie. Et j'y ai fait allusion pendant la conférence ici: l'amnistie est un oubli organisé qui n'a rien à voir avec la pacification que le pardon peut apporter entre deux consciences. Et ce n'est pas par hasard qu'il y a une parenté - une parenté sémantique, en tout cas, en français, entre "amnistie" et "amnésie". Les institutions de l'amnistie ne sont pas du tout des institutions du pardon; c'est un pardon public, commandé, et qui donc n'a rien à voir avec ce que j'ai décrit au début comme un acte personnel de compassion. À mon sens, l'amnistie fait tort à la fois à la vérité qui est comme refoulée et interdite, et à la justice due aux victimes.

Sorin Antohi: Vous croyez donc que l'amnistie empêche ce que j'appellerais le travail du pardon, l'amnistie bloque la possibilité du pardon.

Paul Ricoeur: Elle bloque à la fois le pardon et la justice.

Sorin Antohi: Oui, la justice est du coup éliminée du jeu, parce qu'il n'y a pas un jugement porté sur le mal fait et subi; et en même temps l'absence de jugement bloque la possibilité du pardon.

Paul Ricoeur: Et c'est comme ça que vous trouverez dans cet épilogue une défense des crimes imprescriptibles, parce qu'ils relèvent de la dimension de la justice. Pourquoi faut-il que certains crimes soient imprescriptibles? Parce qu'ils ont eux-mêmes un effet de longue durée; en outre les coupables ont du temps devant eux pour se cacher, pour s'organiser. Il y a encore en fuite, en Amérique du Sud ou ailleurs, des criminels de guerre de la période du milieu du siècle précédent, et donc il est bien que reste ouverte la possibilité de punir. Et là, nous sommes dans un domaine de parfaite confusion entre le monde privé du pardon et le monde public de la justice.

Sorin Antohi: Tout à fait. Et cette dernière distinction - "topologique" - entre pardon et justice ne fait que recouper le grand débat démocratique entre la sphère publique et la sphère privée.

Paul Ricoeur:: Vous voyez pourquoi c'est un épilogue dans mon livre, qui est totalement bouclé avant l'épilogue lui-même?

Sorin Antohi: Y a-t-il tout de même un rapport entre l'épilogue et la substance générale du livre?

Paul Ricoeur:: Oui, oui, je dirais que c'est là un fil qui traverse le livre sans se transformer en méthode: à savoir le point de vue d'une mémoire apaisée. C'est le mot auquel je voudrais rattacher le pardon; la mémoire apaisée ne consiste pas du tout à oublier le mal subi ou commis, mais à en parler sans colère. Et je pense à l'adage: Sine ira nec studio, qui vient de Tacite (Annales). Donc, sans colère et sans privilège. Alors, pourquoi je dis qu'il y avait une place dans mon traitement de la mémoire qui annonçait en quelque façon le pardon? Ce sont mes réflexions sur la reconnaissance du passé souvenu: je parle alors du "petit miracle de la reconnaissance". Et je m'y suis intéressé, sans savoir que ça allait avoir une suite dans le chapitre sur le pardon. Mais il y a un premier écho dans le chapitre sur l'histoire, parce que c'est le privilège de la mémoire de reconnaître le passé et de se réjouir, en disant "Oui, c'est bien elle, c'est bien lui, c'est ainsi, je reconnais sur des photographies les parents, les amis", et en particulier tous ceux qui, à mon âge, sont déjà morts. Or la reconnaissance du souvenir est une forme de mémoire apaisée. Et le problème, alors - qui, lui, fait partie du livre -, c'est le fait qu'en histoire nous n'avons pas de place pour la reconnaissance, sinon comme une forme, je dirais, de récompense ultime, que Michelet pensait avoir atteint en parlant d'une sorte de résurrection du passé - il emploie le mot, lui, non-religieux; arriver à recréer la quasi-présence, comme Michelet pensait l'avoir fait pour la France, depuis Jeanne d'Arc jusqu'à la Révolution française (pour lui, la France était une sorte de personne): "J'ai rencontré la France", dit-il. Il est vrai que ce n'est pas le quotidien de l'historien. Les historiens travaillent sur documents, et le document, c'est déjà une rupture avec la mémoire, puisqu'il est écrit et les voix sont devenues silencieuses. Alors on peut dire, évidemment, que le familier des archives - je pense à ce très beau livre d'Arlette Farge sur Le goût des archives -, l'historien, part des voix muettes et, d'une certaine façon, les fait parler. Je dirais que l'historien est à la poursuite d'une sorte de témoignage permanent. Le vrai témoignage est oral. Il est donc une voix vivante. Ce n'est que lorsqu'il est écrit qu'il devient un document. Et à ce moment-là il fait partie d'une archive. Mais le fait même de l'archive est une sorte de neutralisation de la voix vive, qui aligne les témoignages volontaires, qui sont  de présence à présence; je témoigne devant quelqu'un pour quelque chose. Il y a dans le témoignage cette relation triangulaire: je témoigne devant quelqu'un sur quelque chose, un événement auquel je déclare avoir assisté; donc il y a une présomption de crédibilité de la voix qui témoigne. Mais cette crédibilité elle-même peut toujours être soumise à la critique. On peut dire que le témoin est un faux témoin, un menteur, un imposteur. En ce sens, l'histoire ne commence véritablement qu'avec la confrontation des témoignages et, en particulier, des témoignages réduits au silence par la mise en archive. Le modèle de cette confrontation se lit chez Valla, dans son fameux livre sur la fausse Donation de Constantin. C'est même, à bien des égards, comme l'a écrit Carlo Ginzburg, le point de départ de la critique historique. Parce que - je reviens un peu en arrière - la mémoire, dans le récit que je me fais à moi-même et aux autres, est orale, tandis que tout commence en histoire par des écritures. Et la réduction en écriture du témoignage marque le basculement de la mémoire à l'histoire, qui accumule son architecture de méthodologies, avec ses usages variés de l'idée de causalité, depuis les causalités toutes proches de la causalité dans les sciences physiques à la causalité intentionnelle, celle des reasons for, comme on dit en anglais, des raisons d'agir. Et, entre ces deux usages extrêmes de la causalité, les usages variés du "parce que". La grammaire du "parce que" est immense. Et alors, il y a l'usage, on peut dire méthodologique, du "parce que" en histoire. J'ajoute à ceci une catégorie que j'ai en commun avec mon ami Jacques Revel,  lui-même un ami des microhistoriens italiens...

Sorin Antohi: ... et leur promotteur en France...

Paul Ricoeur: Oui. À savoir, l'idée d'échelle: le fait que les historiens peuvent travailler à des échelles hiérarchisées, ce que la mémoire ne peut pas faire. À la différence de la mémoire, l'histoire peut manipuler, on peut dire, le choix de la durée. Cela avait commencé d'ailleurs par Braudel, l'avocat de la longue durée. Son grand livre sur La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II est à trois étages. Il y a l'étage d'un temps qu'on peut dire quasiment immobile, qui est la Méditerranée elle-même, avec ses populations, les Turcs et les Espagnols; et puis vient le temps des institutions, le moyen terme; enfin, l'événement; pour lui, l'événement est la bataille de Lepante, mais c'est aussi la mort de Philippe II. Si bien qu'il y a deux morts dans ce livre: une mort événementielle de Philippe II, et puis une mort, on peut dire, structurelle, de longue durée, la mort de la Méditerranée comme centre du monde, au profit de l'Atlantique - aujourd'hui, nous dirions du Pacifique. Vous me permettez d'ajouter quelque chose sur l'échelle. On ne voit pas les mêmes choses à des échelles différentes: ce qu'on voit à grande échelle ce sont des forces en développement. Mais ce qu'on voit à petite échelle, c'est ça l'enseignement de la microhistoire, ce sont des situations d'incertitude dans lesquelles tentent de s'orienter les individus, dont le fameux meunier Menocchio, qui ont un horizon fermé et un problème de survie à l'égard des institutions qu'ils ne comprennent pas et qui seront en gros perçues comme perfides et dangereuses. Et donc, lorsque vous faites de la macrohistoire, vous avez plus de chance de travailler avec des déterminismes, tandis que lorsque vous travaillez avec des microhistoires vous avez à faire à des indécisions, c'est à dire de l'indéterminisme. On veut quelquefois m'enfermer dans la discussion purement théorique et abstraite: "Êtes-vous déterministe ou indéterministe?" Je dis, eh bien, travaillons à des échelles différentes de l'histoire humaine, et vous aurez les deux réponses.

Sorin Antohi: Mais comment est-ce qu'on peut lier les échelles? La microhistoire ne nous a pas enseigné tellement comment travailler avec les échelles, comment trouver ou "du moins" penser le passage d'une échelle à l'autre. Qu'est-ce qui se perd, qu'est-ce qui se retient? Si l'on prend le problème de la mémoire, de l'oubli, ou bien le problème du pardon: qu'est-ce qu'on gagne et qu'est-ce qu'on perd au moment où l'on passe de l'échelle individuelle à l'échelle médiane des institutions et enfin à l'echelle macro?

Paul Ricoeur: Je crois que c'est une capacité nouvelle que l'historien a acquise: apprendre à se mouvoir entre les échelles. Parce que l'échelle n'est pas une notion statique, mais un parcours. J'ai beaucoup travaillé, par exemple dans La Mémoire, l'histoire, l'oubli, sur les grandes échelles, avec ce grand historien de la culture, Norbert Elias, en particulier sur les moeurs de cour: comment il s'est fait une sorte d'éducation des sentiments, jusqu'aux sentiments les plus enracinés dans la proximité de l'inconscient, par des modèles venus d'une hiérarchie supérieure. Elias fait un parcours descendant des structures hautes de la cour (il étudie deux longues cours, qui ont duré deux ou trois siècles, la cour britannique et la cour française). Quant à moi, n'étant pas historien de métier, mon problème est celui de l'épistémologie de l'histoire; je dis que ce qui fait la grandeur de l'épistémologie de l'histoire c'est de pouvoir disposer d'une variation d'échelles. Il y a ainsi des cas où l'historien enseigne le philosophe, en l'aidant à traiter le problème du déterminisme et de l'indéterminisme.

Sorin Antohi: C'est vrai. Norbert Elias pratique toutefois une sorte d'évolutionisme quand il pense à la transmission culturelle (de haut en bas) des moeurs, habitudes, manières de se tenir à table, cracher, etc. Elias nous a montré entre autres comment les humanistes - Érasme, par exemple - écrivaient des manuels de bonne conduite, pour codifier l'interaction sociale. Je vois là un "utopisme doux" (soft, debole), tout aussi normatif que son complément, l'utopisme classique de Morus, l'ami d'Érasme. Donc, il y a un parcours de haut en bas chez Norbert Elias, tandis que chez les microhistoriens je vois le circuit opposé...

Paul Ricoeur: Oui, mais moi, philosophe, je ne vois pas pourquoi je choisirais. C'est pour vous, historiens, de savoir ce que vous faites, et vous avez des choix;  moi, j'ai la chance de ne pas avoir de choix à faire; voulant rendre compte de la spécificité de l'histoire par rapport à la mémoire, je montre que l'histoire a des ressources que la mémoire n'a pas.

Sorin Antohi: Alors vous proposez une sorte de dualisme épistémologique, qui existe pour l'histoire et qui n'existe pas pour la mémoire.

Paul Ricoeur: Oui. Mais, peut-être anticipant sur notre conversation, lorsque je parle aujourd'hui - comme je l'ai fait hier - de la mémoire instruite  par l'histoire, je suis même obligé de dire que l'instruction est double. Et donc je suis instruit, éduqué, par l'histoire longue et par l'histoire courte, événementielle. Mais nous pouvons appliquer ça, je ne dirais pas sans risques, mais avec de grands risques, lorsque nous essayons de comprendre le fonctionnement parallèle, à la même époque, des deux grands totalitarismes. Nous pourrons en faire des lectures à grande échelle, comme dans ce que les historiens appellent "l'histoire fonctionnelle". Mais vous arrivez à la microhistoire lorsque vous vous demandez "Quand Hitler  a-t-il décidé d'entamer la solution finale?" C'est une  grande discussion entre les historiens, allemands et autres, de cerner le moment de la prise de décision concernant la déportation et l'extermination des Juifs. Donc, un historien n'est aucunement prisonnier - il est, au contraire, le bénéficiaire - du maniement des durées longues ou courtes. Vous retrouverez la même chose chez les économistes, lorsqu'ils ont affaire à des trends, donc des tendances lourdes, ou à l'histoire conjoncturelle qui se joue sur les durées moyennes, ou aux décisions que nos politiciens ont à prendre dans l'horizon d'une logique de quatre ans, en démocratie. Mais j'évoque encore un problème, qui nous touche sur la très longue durée, concernant les trois grands désastres qui nous menacent dans les cinquante prochaines années. Premièrement, la raréfaction énergétique par l'épuisement des champs de pétrole, qui est prévisible. Deuxièmement, les effets de longue durée de l'échauffement de la planète, qui fait que des pays comme Bangladesh seront recouverts d'eau et que nous aurons des millions de gens qui erreront sur la surface de la planète et qui seront des sources de grande insécurité pour tous. Et troisièmement, la rareté de l'eau. Quelqu'un qui habite dans un hôtel, ici, peut prendre dix douches par jour, tandis que, dans un autre coin du monde, il y a des femmes qui font trois heures aller-retour pour apporter 10 litres d'eau après avoir travaillé dans la famille jusqu'à l'épuisement. D'où la nécessité de hiérarchiser la décision politique, depuis le long terme des catastrophes attendues, jusqu'au plus court terme, en passant par le moyen terme, par exemple celui des institutions européennes, au court terme de la politique nationale. Nous avons donc constamment ce jeu des durées.

Sorin Antohi: D'accord. Mais il y a aussi - je reviens au jeu des échelles -  une différence qualitative entre les échelles, dans ce sens qu'on perd et on gagne du sens, on perd et on gagne des valeurs quand on passe d'une échelle à l'autre. Dans les domaines plus concrets de la mémoire, de l'histoire et de la justice, le passage d'une échelle à l'autre entraîne  des changements fondamentaux de problématique, d'horizon éthique, etc. Sur la microéchelle individuelle du citoyen allemand des années 1930 et 1940 il y a certaines expériences, des choix, des actions; et puis il y a la grande échelle, celle de la deuxième guerre mondiale et de l'Holocauste. Il m'a toujours été difficile de transposer mes jugements de valeur d'une échelle à l'autre: les jugements moraux, éthiques que je porte sur l'individu ne me semblent point pertinents une fois portés sur le groupe, voire même sur le peuple. Pour ne rien dire des jugements proprement dits, ceux de la justice.

Paul Ricoeur: Il nous faut bien distinguer entre le regard retrospectif que nous jettons maintenant - nous pouvons parler comme nous le faisons - et la perspective des gens qui sont dans la situation. C'est un des problèmes de l'historien aussi: se remettre dans la situation qu'il étudie. Il y a eu, par exemple, le livre de Daniel Jonah Goldhagen, qui disait que tous les Allemands étaient des criminels, etc. Les historiens n'ont pas suivi. D'abord, on parle de qui? Vous avez des gens habitant, je ne sais pas, en Bavière, dans les campagnes, etc. Il y avait certains, je dirais très honnêtement, qui n'avaient aucune idée de ce qui se passait dans un camp, peut-être même pas de son existence. C'est très possible. Et puis le cas des Allemands de l'Est, qui avaient un problème de survie face à la poussée des Russes; on ne voit pas comment ils auraient été responsables au point de se sacrifier - mais c'est arrivé! - pour sauver des Juifs, alors qu'ils avaient à sauver leur peau. Alors, il faut tout remettre en situation. Et, de ce point de vue là, je dois beaucoup à un historien, je pense juif, américain, Dominick LaCapra, dans le cadre de la grande discussion qui a eu lieu il y a quelques années, dont je rends compte longuement dans mon livre. C'était un colloque rassemblé par Saul Friedlander, où Carlo Ginzburg a été confronté à Hayden White et son interprétation "rhétorique" du discours historique...

Sorin Antohi: ... un colloque qui a donné le livre dirigé par Saul Friedlander, Probing the Limits of Representation. Nazism and the "Final Solution".

Paul Ricoeur: Mais oui, c'est un livre-clé pour mon entreprise, puisque c'est le sujet même du livre,  la représentation du passé. Le titre, Probing the Limits of Representation, amène la question: jusqu'où l'on peut représenter le passé? Ce n'est pas la représentation au sens que je lui donne dans mon livre, celui d'une mimesis, d'une équivalence des réalités de l'histoire, mais c'est la représentation au niveau narratif, au niveau filmique, au niveau de tous les moyens dont on dispose pour donner une illusion de la présence à des événements mortels. Et donc Probing the Limits of Representation c'est la mise à l'épreuve de notre capacité de donner lisibilité et visibilité à des traumatismes. Et alors je reviens à LaCapra, parce qu'il mobilise ici des concepts psychanalytiques, en particulier concernant notre capacité d'identification, qui est limitée: nous ne pouvons pas tenir tous les rôles à la fois. Peut-être qu'un très grand historien, dans l'avenir, lorsque tous les gens en question seront morts, sera capable d'une sorte de grande épopée où les douleurs de tous auront place, mais ce temps-là n'est pas le nôtre.

Sorin Antohi: En attendant, je voudrais arriver à ce qui me semble être le fondement de votre travail sur l'histoire, la mémoire et l'oubli: votre anthropologie philosophique. Vous avez proposé d'abord une anthropologie de l'homme faillible, de l'homme faible, de l'homme souffrant.

Paul Ricoeur: J'aime cette discussion!

Sorin Antohi: Cette anthropologie philosophique était d'une modestie, d'une humilité assez rares dans les sciences humaines: elle nous disait d'accepter que l'homme n'est pas tout-puissant et omniscient, mais il est soumis à l'erreur, il est faillible de par sa nature. Mais ensuite...

Paul Ricoeur: ... Oui, c'est une notion que j'essaie de dépasser. Dans le livre intermédiaire entre La Mémoire, l'histoire, l'oubli et Temps et récit, Soi-même comme un autre, le concept central est l'homme capable. Ce que l'homme peut: je peux parler, je peux raconter, je peux agir, je peux me sentir responsable. L'évolution de ma pensée a été depuis la culture de la culpabilité des années '50-'60, aux Gifford Lectures que j'ai données en 1986, et qui avaient pour centre l'homme capable. Et donc mon dernier livre sur mémoire, histoire et oubli est en liaison non pas avec l'homme faillible, mais avec l'homme capable. C'est à dire que l'homme est capable de faire mémoire et de faire histoire. Puisque la distinction même, "faire de l'histoire"-"faire l'histoire", que je dois à Pierre Nora et à Michel de Certeau, tourne autour de l'idée de capacité: l'incapacité apparaît en négatif, alors que l'homme faillible était presque le positif de l'homme. Je ne le renie pas, j'ai écrit tout ça, et j'admets parfaitement que les gens disent "Écoutez, quand vous parlez de l'homme faillible je vous suis, quand vous parlez de l'homme capable je ne vous suis plus, et je ne vous suis plus du tout lorsque vous faites une grande théorie sur la représentation du passé". J'ai même inventé un mot, la représentance, la capacité de l'historien de nous donner un équivalent crédible de ce que les Allemands appellent Darstellung - le grand concept de l'école historique allemande, en particulier de Droysen. Pour moi, le problème de l'histoire est celui de la Darstellung, en liaison avec l'idée de  vérité. Et je vais vous dire pourquoi j'y tiens. J'y tiens grâce à la discussion morale de savoir s'il y a un devoir de mémoire par rapport à tel ou tel groupe de victimes. Si nous n'étions pas sûrs de ce que les témoins rapportent et de ce que les historiens ont commencé d'établir avec une sorte de consensus assez large concernant ces crimes, si ce n'était pas vrai, nous n'aurions pas de devoir de mémoire. Par conséquent, nous avons l'obligation d'une recherche de vérité, avant d'avoir l'obligation, la dette de mémoire.

Sorin Antohi: Mais, faites-moi comprendre, comment ça c'est passé, votre passage de l'homme faible à l'homme qui peut?  Vous avez eu d'abord cette surprenante vision d'un Dieu faible...

Paul Ricoeur: Là, ce sont des spéculations, des errances personnelles. Et je n'étais pas le seul. Le grand penseur juif Hans Jonas, que j'ai connu et tellement admiré, après avoir écrit Das Prinzip Verantwortung, a osé écrire sur Der Gottesbegriff nach Auschwitz, disant qu'on ne peut plus penser à un Dieu tout-puissant.

Sorin Antohi: Mais ce n'était pas votre point de départ.

Paul Ricoeur: Non, ce n'est pas mon point de départ, c'est une rencontre, qui, à son tour, me pousse plus loin, jusqu'à l'idée christique, l'idée d'un Dieu souffrant.  Je ne suis pas le seul... Il y a toute une théologie post-moltmannienne en Allemagne, avec le concept d'un Dieu crucifié.

Sorin Antohi: Pour moi, c'était une vision que j'associais au Christ, mais pas à Dieu. Vous avez donc pu évoluer vers l'idée de l'homme capable, pour arriver au moment où vous dites "Oui, l'homme peut, il agit, il fait..."

Paul Ricoeur: Oui, il peut dans des limites, celles de la faillibilité; la faillibilité réapparaît, en quelque sorte, dans les incapacités de l'homme capable. Or, je fais place à quatre classes de capacités dans ce livre. D'abord, le langage. Tous les êtres capables de parler n'ont pas le même accès au langage; les gens de culture sont plus capables dans l'ordre du langage que d'autres. Des amis qui sont des juges me disent qu'ils voient des accusés incapables de comprendre même le mot "voler"; je pense à ces garç ons qu'on a arrêtés et qu'on traîne dans les tribunaux dix fois, trente fois... Nous ne sommes pas égaux dans le langage, il y a des incapacités. Prenez maintenant la capacité d'agir: elle est plus grande chez les gens du pouvoir, tandis que dans l'histoire du meunier Menocchio, dans la microhistoire en général, nous voyons des gens faibles, dans l'incertitude, qui se demandent s'ils ne vont pas passer par l'Inquisition, etc. Il y a des degrés dans la capacité. Par exemple - et on aura à se reconcilier peut-être là-dessus avec d'autres, y compris Hayden White -, cette merveilleuse capacité de raconter. Parce qu'elle est universelle: tout le monde a raconté. Nous essayons ensemble de raconter un parcours et c'est avec de petits récits que nous avançons actuellement dans notre débat. Et il faut être capable de raconter pour être capable de cette quatrième capacité: l'imputabilité. C'est à dire que je peux me sentir, comme on dit en anglais, accountable. Pour cela il faut être capable to give an account.

Sorin Antohi: Je pense qu'ici il y a une clé du passage de l'homme faillible à l'homme capable. Parce que parmi les limites de la capacité il y a ce devoir de rendre compte, d'accountability - une forme concrète et en principe imminente de responsabilité et d'"autolimitation".

Paul Ricoeur: Oui. C'est pour ça que tous les débats que nous avons eus par ailleurs sur le devoir de mémoire préssuposent que d'abord nous sommes accountable. Donc que nous ayons cette capacité d'imputation.

Sorin Antohi: Il s'agit donc d'une limite assumée, autrement dit d'une limite positive.

Paul Ricoeur: Il ne faut pas que ce soit une notion qu'on jette à la figure des autres. Si nous disons comme Goldhagen que tous les Allemands ont été des bourreaux volontaires, nous allons attribuer l'imputabilité sous sa forme criminelle à tout le monde. C'est là un abus, car l'imputabilité c'est celle dont on est capable de rendre compte pour soi-même. Ce qui nous rappelle Kant, lorsqu'il évoque une des grandes contradictions de la dialectique de la raison pure, dans la Troisième Antinomie cosmologique. Qu'est-ce que c'est qu'un événement qui arrive? La question est posée  ou bien à la façon des sciences naturelles, ou bien elle est assumée dans la Rechnungsfähigkeit, la capacité de rendre compte. À cet égard je suis très intéressé au plan sémantique par ce mot Rechnung, qui se dit en anglais account et en français "imputer"; il s'agit donc d'être capable de com-puter ses propres actions...

Sorin Antohi: ...un règlement de comptes avec soi-même...

Paul Ricoeur: ...oui, c'est le comble des capacités, celle-là! Et même cette lecture qui m'a tellement impressionné - le livre de Hans Jonas sur l'idée de Dieu après Auschwitz -nous ramène toujours à la responsabilité humaine.

Sorin Antohi: C'est ça. Et d'ailleurs il me semble que le passage de l'homme faillible à l'homme capable inclut cette idée que nous sommes responsables, accountable. À la limite, l'homme faillible pouvait être en quelque sorte excusé, exonéré...

Paul Ricoeur: Il ne faut pas exagérer non plus, puisque ce petit livre sur "l'homme faillible" vient après le livre sur le Volontaire et l'involontaire, où j'ai quand même donné beaucoup au volontaire, puisque je parle de la possibilité de gérer les émotions, de gérer des habitudes, puis d'assumer la mortalité. Ce livre se termine par l'aveu de ce que j'appelle l'involontaire absolu, qui est l'inconscient, et le fait d'être né. Car il y a quand même, depuis le début de mon oeuvre, il y a 60 ans, l'idée de la mortalité qui la traverse de bout en bout. À cette époque-là je l'accueillais... je ne dirais pas joyeusement, mais j'avais terminé mon livre par l'idée du consentement à la finitude. J'étais un grand lecteur de Rilke, et j'avais terminé par celui-ci: Hier sein ist herrlich. - "Être ici est somptueux, merveilleux, magique. "Et dans mon grand âge, dans la proximité de la mort, je répète encore: Hier sein ist herrlich...

Sorin Antohi: Vous devez avoir beaucoup de courage. À trente ans on peut jouer avec des pensées pareilles, à quatre-vingt-dix...

Paul Ricoeur: Vous savez, les différents âges de la vie rencontrent des bonheurs différents et des malheurs différents, et aussi des, comment dirais-je, des pièges différents. Les deux pièges de la vieillesse, ce sont la tristesse et l'ennui. La tristesse? "C'est bien dommage de devoir quitter tout ça, il va falloir plier bagage..." Alors là, moi je dis, il ne faut pas céder à la tristesse... Le consentement à la tristesse c'est ce que les vieux moines appellaient acedia. Il n'y a pas de mot actuel pour acedia: c'est une sorte de mélancolie, qui n'est pas la mélancolie de Freud, mais peut-être celle de Dürer, lorsqu'il peint Melencolia I, où l'on voit une femme, la tête baissée, un poing sous le menton, regardant des figures géométriques qui ne signifient plus rien pour elle; et puis, il y a le cadran qui marque les heures. Ça c'est l'acedia, la melencolia de Dürer. Et là, le remède c'est le plaisir d'une rencontre,  de voir toujours quelque chose de nouveau, de se réjouir. Et du même coup je réponds à la deuxième grande tentation de la vieillesse - l'ennui. Non pas l'ennui des enfants, qui s'ennuient et disent "Maman, je sais pas quoi faire". Moi, c'est le contraire, je sais quoi faire. Mais c'est de dire "J'ai déjà vu tout ça, j'ai déjà vu tout ça..." Eh bien, le remède est un semblable à celui de la tristesse: continuer à s'étonner. Ce que Descartes, au début du Traité des passions, appelait l'admiration.

Sorin Antohi: Une qualité maîtresse de la personne humaine...

Paul Ricoeur: ... mais qui ne marche pas tous les jours...

Sorin Antohi: Malheureusement. Mais allons plus loin encore: quel est, dans le contexte de votre anthropologie philosophique, le rapport de l'homme souffrant à l'homme capable?

Paul Ricoeur: Oui, je le suggère par des allusions très fréquentes à la tragédie grecque, lorsque je dis que l'homme capable est un homme agissant et souffrant. Et je fais une sorte de syntagme: "agissant et souffrant". Prenez tous les grands héros, déjà chez Homère. Ils se sentent tous des souffrants. Évoquez Patrocle, la douleur de Hector et la réconciliation finale autour de Priam et du bûcher funéraire, lorsque finalement l'ennemi se réconcilie avec l'ennemi. Là s'exerce, on pourrait dire, une sorte de pardon mutuel; le mot n'est pas prononcé, mais ça n'a pas d'importance, là il y a une sorte d'apaisement. Apaisement, parce que L'Iliade est traversée par la colère, qui commence avec la femme volée, Hélène. Dans la tragédie grecque, tous les héros sont des héros agissants et souffrants. Et la tragédie est une sorte de réconciliation à travers cette purification, qui n'est pas à proprement parler pardon, mais... Je ne veux pas du tout mobiliser et tenir captif le pardon, il a bien des synonymes, en particulier cette autre réconciliation autour du choeur de la tragédie grécque...

Sorin Antohi: ...la katharsis.

Paul Ricoeur: C'est ça, la katharsis. Quand même, les deux grands mots de la Poétique d'Aristote, c'est la mimesis, opérée par les personnages eux-mêmes, et la katharsis, opérée par le choeur: nous sommes capables d'identification successive avec les différents personnages et puis avec le choeur, qui nous représente.

Sorin Antohi: Donc il y a un côté collectif du pardon dans la tragédie, representé et effectué par le choeur.

Paul Ricoeur: Oui, bien sûr. Mais j'ai mis l'accent sur le caractère de personne à personne du pardon, tout simplement pour protester contre, je dirais, le pardon à tout le monde. Cette caricature du pardon, j'ai voulu la briser. Mais, d'autre part, ce n'est jamais que dans une communauté que l'on éprouve le pardon. Je suis très sensible à ce fait. Je ne suis pas catholique, j'ai réçu une éducation protestante et, donc, je n'ai jamais connu cette institution proprement catholique du pardon rituel, par le prêtre. Je n'ai connu que la demande collective du pardon; j'insiste sur le terme "pardon" et je crois qu'il est de même dans l'Église orthodoxe, où il n'y a pas la confession personnelle, caractéristique du catholicisme historique. Le pardon ne doit être mobilisé par personne comme une spécialité...

Sorin Antohi: D'accord pour l'Église orthodoxe, où il y a quand même une forme de confession. Donc il y a une dimension collective - dans le cadre du groupe, de la communauté - de ce travail de pardon qui reste toutefois individuel.

Paul Ricoeur: Ah, oui, moi je crois que quelqu'un, même quand dans le secret de son coeur pardonne à quelqu'un d'autre, se trouve en accord profond avec une communauté qui le porte à ce moment-là, une communauté qui est ouverte à cette problématique. Il y a une dimension personnelle et une dimension communautaire. Et aujourd'hui le problème, si vous voulez une transposition politique, est le problème du traitement des minorités. Il y a très peu de pays européens qui n'aient pas de minorité. Je crois qu'on pourrait définir actuellement la démocratie, entre autres, par la façon de traiter équitablement les minorités, et donc de reconnaître les valeurs d'une autre culture qui habite chez nous. Cette ouverture à d'autres valeurs qui sont à l'intérieur du même espace juridique, cette empathie de communauté à communauté, est un acte du coeur.

Sorin Antohi: Mais est-ce qu'il y a toutefois des limites dans la capacité d'organiser une vie ensemble avec des communautés qui, souvent, soutiennent des valeurs très différentes, voire opposées? Pour moi, le problème de la démocratie actuelle est là.

Paul Ricoeur: Oui, le problème est là. Nous avons un problème d'éducation. Mais, même sans parler tout de suite de l'école, de l'université, de l'éducation populaire, par la presse, etc., je veux faire appel à une catégorie que nous n'avons pas évoquée jusqu'ici, qui était tellement soulignée par Freud: la capacité de deuil...

Sorin Antohi:
... Trauerarbeit.

Paul Ricoeur: Oui. Je crois qu'on ne peut pas avoir une mémoire du passé sans en même temps faire le deuil d'un certain nombre d'illusions, mais aussi de la haine, ou de l'amour perdu. Freud avait écrit un petit texte, "Deuil et mélancolie", pensant à ces gens souffrants qui étaient incapables de se réconcilier avec l'objet perdu. L'idée de perte est importante: il n'y a pas de peuple qui, actuellement en Europe, ne puisse se plaindre qu'il ait perdu quelque chose. Il y a non seulement les pertes individuelles que nous faisons, les pertes des êtres chers - ma vie est marquée à cet âge de toutes les pertes que j'ai traversées jusqu'aujourd'hui. Il faut chaque fois se réconcilier, c'est à dire intérioriser l'objet perdu dans une sorte d'icône interne. Ce travail de deuil est un travail long, patient, et qui remet en jeu la capacité d'en faire le récit. J'avais fait un petit essai sur la structure narrative du deuil. Disons que, faire le deuil, c'est apprendre à raconter autrement. Raconter autrement ce qu'on a fait, ce qu'on a souffert, ce qu'on a gagné et ce qu'on a perdu. L'idée de perte est une idée fondamentale dans la vie.

Sorin Antohi: Elle me semble apparentée à l'idée de pardon. Vivre avec la perte, faire le deuil de quelqu'un ou de quelque chose qu'on a perdu, cela veut dire aussi pardonner à soi-même.

Paul Ricoeur:
Oui. Alors, ici, Freud a employé un mot qui est tout proche, Versöhnung, qu'on a traduit par réconciliation. Ce mot n'a pas appartenu seulement au vocabulaire religieux. On peut le trouver dans la grande littérature allemande, qu'on peut trouver depuis le jeune Hegel à Iéna jusqu'à Berlin, lorsqu'il écrit l'Encyclopédie, qui se termine par Versöhnung; dans la Phénoménologie de l'esprit de 1807, le chapitre intitulé Geist, le chapitre sur l'esprit, se termine de la même manière. La Versöhnung consiste à échanger les rôles: chaque partie abandonne sa prétention à être la seule à occuper le terrain. Donc chaque partie doit renoncer à quelque chose. Ce qui me vient à l'esprit, et je vais peut-être me faire des ennemis parmi vos lecteurs, c'est les relations des Israéliens avec les Palestiniens. Il y a un problème de loss, de perte: on ne peut pas tout avoir, donc il faut faire le deuil de ce qu'on n'obtiendra jamais, parce qu'une négociation c'est aussi de faire la liste des pertes auxquelles on consent.

Sorin Antohi: Et dans le travail de reconnaissance mutuelle il y a la reconnaissance de ce que l'autre a perdu à son tour. Il faut voir que l'autre a également perdu, que la perte est partagée.

Paul Ricoeur:: Oui. Je reviens au récit, le récit comme le chemin du deuil: il faut savoir raconter son histoire telle qu'elle est vue par les autres. C'est à dire, moi-même me laisser raconté par l'autre. Non seulement moi-même me raconter autrement (on peut toujours faire ça, on peut  regrouper les éléments d'une autre façon), mais accepter de laisser faire la mimesis par l'autre. Ça, c'est difficile.

Sorin Antohi: Mais c'est comme ça que des notions comme pardon, perte, réconciliation se retrouvent, il me semble, liées. Donc ils ont une sorte de terrain commun.

Paul Ricoeur:
  Oui, c'est ça. Vous avez voulu commencer le dialogue par là, mais, moi, je demande à mes lecteurs de terminer la lecture par l'épilogue sur le pardon et non pas de commencer par la fin.

Sorin Antohi: D'accord. Et peut-être de marquer une pause de réflexion après le livre proprement-dit et avant l'épilogue.

Paul Ricoeur:
De toute façon, on doit faire une pause après avoir lu 600 pages. Et cela est dit dès le titre: Mémoire, histoire, oubli. Le livre est terminé. L'épilogue, faites-en ce que vous voulez.

Sorin Antohi:
Bien, et pourtant: quel serait, très brièvement, le rapport du livre à son épilogue?

Paul Ricoeur:
Je propose le mot: mémoire heureuse. Sans ressentiment. Sans colère, surtout. Je dirais que la colère et l'envie sont les deux passions négatives. Ce que Spinoza appelait les passions tristes.

Sorin Antohi: On va s'arrêter là, sur cette note grave et mélancolique, mais sans nous laisser envahir par les passions tristes. Je vous remercie.

(Ce dialogue a eu lieu à Budapest, le 10 mars 2003, au siège de Pasts, Inc., Center for Historical Studies, affilié à la Central European University (CEU), dont Paul Ricoeur est le président honoraire. Le 8 mars, Paul Ricoeur avait donné une conférence sur "History, Memory, and Forgetting", dans le cadre de la conférence internationale "Haunting Memories? History in Europe After Authoritarianism", organisée par Pasts, Inc. et la Fondation Körber de Hambourg. Le 9 mars, Paul Ricoeur avait reçu le premier doctorat honoris causa jamais accordé par la CEU. Paul Ricoeur avait déjà visité la Hongrie en 1933, pour participer à une jamboree européenne des boy-scouts à Gödöllö (où il avait vu Horthy sur son cheval blanc), et après la deuxième guerre mondiale, quand le philosophe français est retourné pour rencontrer Lukács. Mona Antohi a transcrit et édité l'enregistrement du dialogue, les deux interlocuteurs ont par la suite opéré des révisions ponctuelles. Le texte original, en français, est accessible sur le site Internet de Pasts, Inc. (www.ceu.hu/pasts). La version anglaise de ce texte fera partie du livre de Sorin Antohi Talking History. Making Sense of Pasts, en préparation chez CEU Press. La traduction roumaine du dialogue, par moi-même, vient de paraître. La traduction hongroise vient de paraître dans la revue 2000. Sorin Antohi)

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